Renaissance

Nos petits, petits autres qui vivent avec ou autour de nous sont une grande énigme. Ils rappellent à notre propre mystère et à cette ignorance que nous avons acquise au fil des années, de nous-même et d’où nous venons. Une part de nous se soulève en leur présence : d’abord un « tu » qui nous fut adressé puis un « je » adressé à l’autre, sont réinterrogés. Nos premiers affects tels qu’ils se sont manifestés les toutes premières fois de notre existence se révèlent à mesure que nos progénitures grandissent. Les nourrissons, les bébés, les enfants et les adolescents sont peut-être le seul accès bien réel ou le moyen le plus objectif d’avoir sur nous un œil, une porte entrouverte sur ce que nous étions quand nous sommes nés. Sur ce que nous sommes, en tant que vectorisé d’un objet « a » invariant. Quant aux adultes qui nous ont pouponnés, nous en apprenons un peu sur eux aussi en compagnie des enfants. Comment cela ? Parce que le langage des nourrissons n’est pas fait de mots mais d’appels, de cris, de soupirs… cela nous touche au plus profond de notre être. C’est le langage premier, celui dont nous avons-nous même usé et dont nous avons reçu des réponses (l’absence de réaction étant une réponse). C’est bien par l’absence des mots qu’on est en présence de l’affect premier. Petit à petit, ils apprennent à communiquer avec nous, à dire, avec des codes que nous sommes capables de reconnaître. Mais au départ, c’est aussi flou que le sentiment que l’on a devant une peinture qui nous émeut : à la fois plein d’affects et sans mot. Quoi de plus en face à notre intime ? C’est fort parce que ça n’est pas parlé.  C’est une catastrophe, un renversement dans le réel des parents, de l’éducateur faisant face à au bébé ou à l’enfant. La distinction se fait entre nourrisson, bébé, enfants et adolescent. Non pas qu’il s’agisse de cliver l’individu en période ou en stade, mais les outils du dire ne sont pas les mêmes, ils changent de forme avec les années. Ainsi, ils éveillent chez l’adulte de plus en plus clairement la chose. Parfois, on peut en parler en termes d’armes ou d’armures, quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les mêmes outils aux différents âges de la vie. Je profite de cette pensée pour préciser qu’il en va de même pour les sujets âgés, un thème encore trop peu abordé mais tout aussi sérieux. 

Que ce soit pour jouir d’eux même ou se maintenir en vie, l’adulte est nécessaire à l’enfant. C’est une responsabilité de chaque jour, sérieuse et vitale. Mais il ne va pas de soi qu’un adulte sache prendre soin d’un tout petit, ce n’est pas inné, ce n’est pas une donnée biologique ni génétique propre à l’homme que de comprendre l’autre qui ne parle pas (encore) notre langue. Voici une phrase de l’incontournable Françoise Dolto qui m’émeut à chaque fois que je la lis : « Il faut une très grande maturité pour être capable d’être parent, car cela implique d’être conscient que ce n’est pas une situation de pouvoir, mais une situation de devoir, et qu’on n’a aucun droit à attendre en échange. »

Le rencontre avec un petit d’homme est un renversement car cela pousse l’adulte au lieu de ses identifications les plus anciennes dans sa chronologie. Une identification, comme le traite Octave Mannoni dans son superbe article « La désidentification », en tant qu’elle est strictement inconsciente et qu’alors bien installée, elle se révèle lors de ce face à face avec un être tout nouveau et bien singulier. Autrement dit, la réponse de l’adulte se compose toujours de l’échos des réponses qui lui ont été fournies par ses propres parents, éducateurs et de toutes les personnes auxquelles il s’est accroché, identifiés sans le savoir, ainsi que de l’affect éprouvé en retour. Comme psychanalyste, je reçois aussi des sujets qui sont parents et qui rencontrent ce moment où ils ne se reconnaissent pas dans leur propre parole adressée à leur enfant. Mais est-ce là la bonne adresse ? Ou des adultes, qui dans leur relation amoureuse actuelle « refuse d’être traité comme un chiffon », et dont on apprend que la maman fut femme de ménage. Ces adultes qui sentent que la colère éprouvée en face de ce petit être leur échappe, ne leur convient pas, les bouleverse, « mais quand même » cette colère est bien là. Vient alors le temps de la désidentification. Alors la détresse du parent est à prendre au sérieux si l’on veut prendre soin des nourrissons, des bébés, des enfants et des adolescents. Malheureusement, tous les adultes n’ont pas cette conscience de se sentir en détresse. Si la colère qu’ils ressentent au fond d’eux n’est pas proportionnelle, ils invoquent plus aisément un moment de fatigue ou bien d’avoir été poussé à bout car leur enfant « sait très bien que je ne supporte pas ceci ou cela ». Non, l’enfant ne le sait pas, il perçoit, il en souffre, mais il ne sait pas. Et il ne sait encore moins comment faire avec et cherchera toute sa vie des solutions, même quand l’adulte ne sera plus dans son quotidien. 

Les enfants sont une énigme pour l’adulte, tandis qu’ils sont les sujets humains les plus ouverts et lisibles. Les plus jeunes n’ont pas encore transformé ce qu’ils ont sur le cœur à coup d’idéal du Moi et de censure. Ils donnent volontiers accès au plus intime de leur cœur tandis que notre équipement, notre matériel psychique et auditif d’adulte est parfois bien trop vieux ou trop aliéné pour le comprendre. 

Rappelons qu’avant l’apparition de la psychanalyse, il n’était pas rare d’entendre des diagnostics de « débilité » par exemple. De quoi être sans voix. De Freud à Lacan en passant par Anna Freud, Mélanie Klein, Donald Winnicott, Françoise Dolto et Maud Mannoni… chacun de son intelligence et de son travail nous a permis de rencontrer les petits d’hommes et de reconnaître qu’ils sont des êtres humains composés de la même matière affective que nous. Pourtant, les mœurs ont encore besoin d’être nourries de ce genre d’ouvrage car il n’est pas rare d’entendre dans notre société : « Avant trois mois, il n’y a pas grand-chose à partager avec un nourrisson, ça dort, ça mange, ça chie ». Pas si rares, ces paroles ne révoltent même pas grand monde dans notre cité parisienne. J’en ai été témoin et pas de façon exceptionnelle. En se basant sur notre propre expérience d’humain, on sait intimement que la mémoire à ses limites. Si on est un peu renseigné, on sait même que des évènements de la vie ou les pensées peuvent être refoulées. Ainsi, il n’est pas toujours admis dans les familles qu’aucune raison ne justifie de se comporter avec un enfant comme il ne serait pas autorisé avec un adulte. Mais bien plus que l’acte ou le mot vécu, c’est ce que le sujet maintenant adulte a ressenti face à l’injonction qu’il a trouvé injuste, où il s’est senti incompris. On peut très bien prendre le contre-pied et changer les liens familiaux pour d’autres tout aussi pathologiques. Ce qu’il en est du ressenti et du jugement de l’enfant face à ses parents compte. Sous couvert d’être dans une ère soucieuse du développement cognitif, intellectuel et émotionnel de l’enfant, on voit se constituer un marché énorme dans les librairies, magasins de jouets et même les crèches privées. Le jeune enfant doit être sollicité, développer son intellect tôt, être en avance sur tout et sur qui ? Ainsi, le centre des préoccupations tourne autour du développement comme quelque chose à mesurer et comparer, mais il est essentiel de rappeler que se développer c’est surtout dans son âme et dans son cœur, dans un monde si grand à découvrir aux côtés d’adultes qui permettent ou pas les faits et gestes, voir qui permettent ou pas les pensées. Ainsi, il est nécessaire de traiter de ses sujets, où l’on lit des avis sur tout. 

Il est nécessaire de parler de l’enfant en tant qu’humain, avec ses outils et sa forte dépendance à ses éducateurs, adultes aimés. Toutes les règles pour un parfait développement intellectuel et cognitif ne sont rien à côté d’une oreille et du regard de parents avertis. 

Aller à la rencontre de soi à travers ce que l’on ressent face à son enfant s’adresse à tous. Les enfants sont des désirants, des chercheurs en herbe et dont la soif de connaissance se fera avec sous sans douleur, selon si les parents sont enclins à capter ce potentiel-là, ou bien s’ils mettent de l’orgueil et des douleurs refoulées dans leur éducation. 

Ne culpabilisons pas, évidemment que nous faisons tous en fonction de ce qui nous a ravi, blessé, manqué ou fait aimer quand nous étions nous même des tout petits. Mais se positionner toujours face à un autre et prendre la mesure de sa soif singulière de savoir permet d’accéder un bien être familiale et personnel. Pour la plupart nous cherchons à être en bonne relation et en paix avec nos enfants. Avec un peu de sensibilité et d’intelligence, on se rend compte de tout ce que les enfants nous apprennent de leur regard sur le monde. A propos de ces petites choses que nous avons perdu l’habitude de questionner. C’est le champ des possibles, notre propre reconnaissance, renaissance qui se veut possible à côté des enfants. Une seconde chance si on la saisit. Nous aussi, nous pouvons être dans l’intelligence et la satisfaction d’un œil nouveau sur le monde. La question n’est donc pas : est-ce bien ou mal, est-ce méchant ou gentil, mais : qu’est-ce que ça fait d’être pour la première fois face au monde ? N’oublions pas que même outillé de la meilleure notice en matière d’éducation, c’est ce qui vibre dans le cœur d’un parent au moment où il s’adresse à un enfant qui sera déterminant de la nature de la parole devant laquelle il se trouve. On peut se forcer à user d’une intonation calme et bienveillante, si l’affect est à vif, l’enfant le perçoit tout aussi brutalement, mais sans savoir de quoi il s’agit. Il devra composer avec cet affect sans mot et c’est bien à ce moment précis que nous ne sommes pas outillés pareil, et que la fonction de jugement dont parlait Freud intervient. Ni le nourrisson ni l’enfant ne sont passifs face à la parole de l’adulte quelle qu’elle soit.