La maltraitance de l’enfant
Selon l’OMS, les maltraitances infantiles sont: « toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent, ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. »
La gamine arrive chez son frère et dit « Papa a abusé de nous ». Une bombe à retardement vient d’exploser dans une famille. Souvent révélées des années plus tard, les maltraitances marquent la peau, les cœurs et les âmes de manière indélébile.
Ces derniers temps, actualité médiatique donne beaucoup la parole aux victimes. Elle relaie les drames racontés par les victimes de maltraitance avec un mot clé : silence.
La loi du silence
La réflexion que j’aimerais apporter sur ce silence porte sur plusieurs points :
Tout d’abord, à propos de la façon dont ces évènements, que tout le monde sait si graves, sont passés sous silence. On peut être tenté de dire que le silence s’impose pour protéger d’une forme de honte sur la famille. Pourtant, tous les patients que j’ai entendu à ce sujet me disent qu’ils/elles ont déjà « plus ou moins » parlé. Ce « plus ou moins » est-il d’en avoir raconté le plus de façon à en dire le moins ? Ou bien, est-il de dire le moins mais de laisser entendre le plus ?
Dire le moins, laisser entendre le plus
Ceux qui ont laissé échapper quelques mots ne savent alors pas s’ils n’en n’ont pas déjà trop dit. N’y-a-t-il pas eu de réaction en miroir car les choses n’ont pas été assez dites ou explicites ? Les personnes qui ont « plus ou moins » choisi de rester dans le silence l’expliquent : si toutefois le « plus ou moins » était déjà de trop, alors le (ou la) maltraité(e) peut craindre de blesser son auditoire, d’être à son tour une sorte de bourreau qui marquera le corps familial d’une cicatrice à jamais ouverte. Et nul n’est mieux placé qu’un individu ayant subi des maltraitances pour savoir qu’il est des douleurs qu’il ne vaut mieux pas ressentir. Alors c’est « plus ou moins » révélé.
Puis, « plus ou moins » car il est plus acceptable et moins douloureux de penser que ces personnes à qui on a « plus ou moins parlé » ne réagissent pas pour la simple raison qu’ils n’auraient pas compris. Car il y a très souvent eu une tentative de parler en famille ou bien avec des amis, des confidents… Mais quand cette tentative échoue, cela résout la victime au silence et à un sentiment de solitude.
Des paroles inentendables
Comment est-il possible que la révélation de maltraitances soit un échec ? Une chose est certaine, il ne s’agit pas de simplement montrer du doigt ou d’incriminer ceux qui n’ont pas relevé ces quelques mots qui en disaient long, ni de leur reprocher de n’avoir rien dit ou rien fait. La réalité est que, dans la majorité des cas, ce sont des paroles qui ne peuvent pas toujours être entendues. Car en effet, c’est trop grave, c’est in-entendable (et non « inaudible »), trop lourd, trop destructeur pour l’auditoire aussi dans sa peau, son cœur et son âme. Parfois, la nouvelle ne peut être techniquement reconnue par celui ou celle qui l’apprend. Il y aurait un refoulement des mots qui traumatisent.
Évidemment, cela peut se passer différemment. L’auditoire peut entendre, comme pour la « gamine » dont je parle en début de texte. Le frère a bien entendu les propos, non sans en souffrir lui aussi. Ainsi, comme une bombe qui exploserait, des ruptures s’imposent, des idéaux s’effondrent, le fantasme de la famille sur lequel les protagonistes se sont construits ne tient plus debout. Les membres de la famille même ne tiennent plus tellement debout. Ce sont les liens affectifs sur lesquels reposent les repères psychiques les plus robustes qui peuvent s’effondrer lors de telles révélations.
Autrement, quand le confident entend les révélations de maltraitance, alors peut s’en suivre une bataille juridique longue et laborieuse pendant laquelle le (ou la) plaignant(e) est empêché(e) de poursuivre sa vie avec un semblant de « il ne s’est rien passé ». Ou bien seulement une sollicitation à en dire plus, quoi qu’il en soit la lumière est faite sur les maltraitances.
Et ce semblant-là, ce temps d’élaboration de l’évènement traumatique, nécessaire à sa reconnaissance et à une tentative de retrouver une forme de paix, est compliqué. C’est un point qu’il convient de prendre en compte lorsque les uns s’étonnent que plusieurs dizaines d’années se passent avant les premières révélations, les premiers mots.
Le temps de la parole
Pour survivre psychiquement à l’évènement traumatisant, il faut parfois un certain temps pour pouvoir parler, élaborer une forme de discours, trouver les mots, la parole n’étant pas la même chose qu’un protocole d’enquête et de témoignage judiciaire. Cela peut prendre du temps, parfois plus de vingt ans. Malheureusement si ce délai est dépassé il n’y aura plus de recourt en justice possible, car la justice française ferme ses portes aux plaintes « hors délai ». Alors il ne reste que les oreilles des autres, celles qui ne peuvent parfois pas ou ne sont pas toujours capables de supporter le poids des mots.
Prudence, je ne dis pas que la reconnaissance par la justice ne sert à rien. Je crois bien au contraire qu’elle peut sauver des vies et permettre aux victimes de ne pas se retrouver isolées avec leur « savoir y faire » complètement chamboulé. Mon propos est que cela n’est pas aisée de le faire, cela demande un courage certain et une certaine solidité (ou flexibilité). Les victimes de maltraitance cherchent parfois des voies différentes pour s’en sortir.
Quelle place pour le pardon ?
A présent, voyons un autre point qui embrasse le sujet de la maltraitance : la question du pardon. Là, je vais être assez tranchante, au risque de m’attirer les foudres. Le pardon est dans notre culture un symbole très présent et puissant. Néanmoins, ce statut repose dans notre société sur une réflexion purement religieuse qui est l’héritière directe du christianisme : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » extrait de la prière du Notre père.
En effet, Dieu pardonne les pêchers, le pardon est associé à une autorisation de libération de l’âme du pécheur. Pardonner pour permettre au fautif de se libérer, certes. Quand est-il pour la personne qui accorde son pardon ? Se libère-t-elle, elle aussi ? Est-ce que de pardonner permet un savoir y faire avec les symptômes ? Les symptômes sont un langage inconscient qui donnent la parole aux douleurs tues, difficiles à gérer ou même à voir. Ils permettent de faire face, tant bien que mal, au souvenir d’une maltraitance.
Quelle place à l’événement
La question ne se situe donc pas autour du pardon ou non pardon, mais plus autour de la fabrication singulière d’une sorte de savoir-faire avec l’évènement traumatisant. Le pardon n’a rien à faire ici, il est un mythe rassurant tout au plus. Je veux dire ici, que ce n’est pas une question d’accorder le pardon ou pas au bourreau, mais de faire avec ce qu’il reste de soi après avoir été maltraité. La question n’est pas celle de « libérer » le bourreau pour se libérer soi-même, mais celle « de se libérer » en ayant la possibilité de donner une place à cet évènement, une place qui sera toujours douloureuse mais avec laquelle les maltraités arrivent toutefois à composer leur vie. La question du pardon ne regarde que celui qui veut se faire pardonner, et si biscornu que cela puisse paraître, ceux qui ont été maltraités ont le plus souvent le sentiment de devoir se faire pardonner, eux. Se faire pardonner d’avoir été maltraité.
Un conflit s’installe à cet endroit, car aucun d’entre eux n’ignore d’avoir été « victime de X ». Ainsi un des symptômes dont se plaignent les patients est cette colère qui prend forme de façon singulière chez chacun. Les maltraités aimeraient se débarrasser de ce sentiment car il agit comme un fardeau insupportable. Pourtant, comme un symptôme est là pour tenter de résoudre une souffrance, il ne s’agit pas de chercher à ne plus ressentir cette colère mais plutôt de trouver ce dont elle parle.
Enfin, quid de la culpabilité éternelle du bourreau ? Je ne m’étalerai pas sur ce sujet car je pense qu’au même titre que la victime, se pardonner de cela c’est comme essayer de nier l’existence de la chose : impossible et symptomatique. Au final, la démarche à adopter serait la même que pour une victime si toutefois le bourreau en ressent un traumatisme. Il n’y a pas le bien d’un côté et le mal de l’autre. Une histoire et des douleurs peuvent aussi très souvent se raconter du côté des maltraitants. Parfois, il n’y a même pas la conscience de l’importance de ce qui est fait ou dit. Je pense par exemple à l’adulte qui lève la main sur son enfant, sans même un remord car il pense que cela fait partie de son éducation : « il ne comprend rien d’autre que cela ». Alors il peut s’agir autant de bêtise, d’inculture que d’une pathologie.
Pour conclure, que l’on parle d’une « simple » gifle, d’être secoué, d’humiliation ou d’inceste c’est au sujet qui reçoit la sentence de juger du mal qui lui est fait. C’est l’adulte en devenir qui devra faire avec ces souvenirs douloureux et avec le peu d’oreilles sauront écouter et prendrons ses propos au sérieux. Comme le témoignage d’une souffrance dont on ne sait pas quoi faire.